Quand la lecture devient voyage.
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 Poupée cassée

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Anne-Laure

Anne-Laure


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MessageSujet: Poupée cassée   Poupée cassée Icon_minitimeMer 30 Avr - 19:28

Nouvelle réalisée dans le cadre du cours de français Very Happy

Poupée cassée.

Ca faisait trois jours que je ne dormais pas. Depuis qu’elle était là. Qu’elle était arrivée avec sa petite tête d’ange. Ange. Mon œil, ouais. Je peux dire que j’en voyais des vertes et des pas mûres. Qu’elle n’oubliait jamais de me rappeler à l’ordre quand je fermais les yeux.
Mais, malgré tout…
Malgré tout, je l’aimais. Elle avait quelque chose dans le regard, quelque chose qui me faisait penser à de l’espoir, et ça, j’en avais besoin. J’avais besoin qu’on me dise « Tout n’est pas perdu », j’avais besoin qu’on me regarde avec un peu d’amour. Bien sûr, elle ne pouvait pas comprendre ça. Pas encore. Pas maintenant.
Depuis qu’elle avait fait son apparition, ma vie s’était plutôt déréglée. Elle. Ma fille.
Comment est-ce que j’en étais arrivée là ? Comment est-ce que j’étais parvenue à avoir un gosse ? Moi qui ne savais déjà pas m’occuper de moi…
Je mentirais si je disais que je l’avais voulue. Je mentirais si je disais que c’était ce que je recherchais depuis longtemps, fonder une famille, tout ça.
C’était un accident. Tout ce qu’il y a de plus banal et de plus bête. Un soir, une rencontre. On était un peu pareils, tous les deux. Paumés dans un monde qui tourne sans nous, un monde qui avance, qui avance, et qui nous laisse derrière. Hors de ce monde, en quelque sorte.
On savait pas quoi se dire, au départ. On était assis au bar, tout simplement. Je regardais le fond de mon verre. Et puis, on a commencé à parler. De nos vies. Ratées.
La sienne, je ne m’en souviens pas. Je ne faisais pas vraiment attention. Puis j’ai parlé de la mienne : Caissière dans une supérette qui allait à la faillite, presque pas de clients « Cliché, mais vrai », je lui ai dit. Il a haussé les épaules. C’est tout.
Deux heures plus tard, je me suis retrouvée dans son lit. Presque par hasard, si on peut dire. Il pleuvait ; il m’a raccompagnée. Jusque chez lui. Il n’a pas essayé de me faire croire qu’il s’était trompé d’itinéraire, non, il a été franc. Il m’a dit « J’ai envie de passer la nuit avec toi ». J’ai haussé les épaules, moi aussi. Ce doit être le geste qui veut tout dire et en même temps rien du tout, pour nous, les gens un peu perdus ici-bas.
Le matin, j’ai pris mes affaires et je suis partie. Sans un mot, sans rien. Qu’est-ce que j’aurais pu lui dire ? Je ne connaissais même pas son nom. Il ne se souviendrait peut-être même pas de moi. Une fille de passage, c’est tout. Une fille comme il y en a des dizaines, des centaines, des milliers. Une fille insignifiante, qui passe sans laisser de traces. Une pauvre fille.
Le lendemain, j’ai travaillé comme tous les autres jours : sans entrain, sans envie. Vide.
-Bonjour.
Je ne pensais à rien. Je parlais machinalement, comme une automate, presque. Un faux sourire plaqué sur le visage. Pour faire plaisir au client.
-Ca vous fera dix-sept euros trente-huit.
Le bruit de l’argent qu’on tend, de la monnaie qu’on rend, puis le silence. La routine.
Je me souviens que ma mère me disait : « Si tu veux être quelqu’un d’important, il faut que tu sois grande dans ta tête. Il faut que tu sois comme une princesse. Parce que tu es une princesse, ma chérie. »
Et moi, dans mon pantalon élimé et mon pull trop petit, je la croyais. Quand elle me disait ça avec son sourire qui me paraissait si sincère, je la croyais. Quand elle m’assurait en posant sa main sur mon épaule que je ferais de grandes choses, je la croyais. Je relevais la tête et j’avançais. Je secouais mes cheveux en saluant de la main, et ça la faisait rire. Oh que oui, ça te faisait rire, maman…
Mais un jour, elle est morte. Comme tout le monde, oui. Mais une mère n’est jamais tout le monde. Elle est celle qui élève, celle qui fait confiance. Celle qui te pousse en avant mais qui aimerait te retenir. Celle qui dit que pleurer, c’est normal, alors qu’elle n’ose pas verser une larme. Celle qui est fière de toi envers et contre tout. Celle qui t’aime plus que tout au monde et qui sacrifierait tout pour toi. Oui, une mère, c’est tout ça.
La mienne est morte quand j’avais quatorze ans et pas un soupçon de confiance en moi. Elle est morte au moment où j’en avais le plus besoin. Morte au moment où je voulais des conseils tout en faisant semblant de les rejeter. Morte trop tôt, tout simplement.
Mais je n’ai pas pleuré. J’ai fermé les yeux aussi fort que je le pouvais, j’ai fait le vide dans ma tête, et ça a été tout. En les rouvrant, j’avais changé. J’avais vu la vie telle qu’elle était réellement : loin d’être rose. Je me suis regardée dans le miroir, et je n’ai plus vu de princesse. J’ai seulement vu le reflet d’une fille pitoyable, avec un petit air étonné en se découvrant pour la première fois. J’aurais voulu me moquer d’elle, lui dire « T’iras jamais nulle part », mais je n’ai pas pu. Cette fille, c’était moi. Moi avec mes désillusions.
A partir de ce moment-là, tout est un peu trouble. Les années se mélangent dans ma tête.
Je suis passée d’une famille d’accueil à une autre, d’une école à une autre. J’ai eu des frères, des sœurs. J’ai été la plus âgée ou la plus jeune.
Mais on ne me gardait jamais bien longtemps. J’étais « bizarre », « asociale ». « Autiste » pour certains. On me regardait du coin de l’œil. On me disait « mange » et je répondais en repoussant mon assiette. « Pas faim ». Jamais faim, en fait. Je maigrissais de plus en plus, mes omoplates saillaient sous mon t-shirt. Je regardais le temps passer, la vie continuer. Sans moi.
J’ai entendu certains de mes « parents » dire « on va devoir l’interner », d’autres s’exclamer que j’étais « bonne pour l’asile ». Certains me regarder avec pitié, d’autres avec colère.
Et puis, j’ai mangé. Un peu. Pas par appétit, mais pour leur faire plaisir. Parce qu’ils me donnaient une maison et un lit et que je me sentais redevable.
Mais à dix-huit ans, ça a été fini. On m’a dit « Tu es grande, maintenant. Trouve-toi un travail, un gentil mari et un appartement. ».
Je me suis présentée un peu partout, un peu partout on m’a dit non. Pas assez qualifiée, sans diplôme.
J’ai finalement été prise au noir par le patron d’une petite supérette. « Tout ce que je veux, c’est que vous souriiez, que vous scanniez les articles, rien d’autre. Compris ? ». J’ai répondu par un sourire et il a paru satisfait.
Mais son « petit magasin au grand avenir » n’a pas fonctionné aussi bien qu’il l’espérait. Au début, il y a bien eu un peu de monde. Et moi, souriante, je répondais d’un hochement de tête aux « Mauvais temps, n’est-ce pas ? ».
Mais le magasin n’a pas résisté face aux grands supermarchés. Les clients sont partis peu à peu et ne sont restés que les vieux du voisinage, ceux qui me demandent « Ils sont frais, vos fruits ? » et auxquels je réponds « Bien sûr, directement du producteur au consommateur ». Robot bien programmé, petite poupée bien réglée, qui répète en boucle les quelques phrases apprises par cœur.
Ensuite, il y a eu ce fameux soir où je suis tombée enceinte. Rien que l’expression désigne bien le fait : on ne dit jamais « je suis parvenue enceinte » comme on parvient à un but, ça ne sonne pas juste, ce n’est pas français. On dit « je suis tombée enceinte » comme on tombe d’une chaise : par maladresse.
Au départ, j’étais simplement fatiguée. Au boulot, je fermais un peu les yeux, je cherchais plus longuement les codes-barres quand le client me présentait ses trois pots de yoghourt. Les nausées sont arrivées un peu plus tard. Mais qu’aurais-je pu vomir ? Je mangeais à peine… Avec mon salaire, je ne pouvais pas me permettre grand-chose, et surtout pas de manquer un jour de travail. Alors je pinçais les lèvres et je grimaçais un sourire. Ca donnait le change.
Mon ventre s’est arrondi, puis elle est arrivée. La petite. Je l’ai appelée Marisol, parce que ça sentait l’été, le parfum des fleurs et le soleil. Parce que je m’étais dit que sa venue n’était peut-être pas si dramatique, que j’allais m’en sortir.
J’ai pris trois jours de congé. Pas plus, je ne me le serais pas permis. Je me disais que j’allais récupérer un peu, l’accouchement avait été éprouvant. Mais Marisol en avait décidé autrement. Elle pleurait sans cesse. J’essayais de la calmer, mais je n’y arrivais pas. Je lui chantais des berceuses, la balançais doucement jusqu’à ce qu’elle s’endorme, mais rien n’y faisait. Elle avait faim. Mais comment aurais-je pu la nourrir ? Je ne mangeais presque pas. J’ai essayé de lui donner le sein, mais je n’avais pas de lait. Alors, j’ai trempé mon doigt dans l’eau pour le lui mettre dans la bouche. Elle tétait vainement. Avec le peu d’argent qu’il me restait, j’ai acheté du lait en poudre. Deux fois moins de lait que pour une dose normale, avec deux fois plus d’eau ; il fallait économiser. Qu’aurais-je pu faire d’autre ?
Quand je suis retournée travailler, j’avais le teint cireux, les traits tirés, les yeux cernés, et la petite attachée sur mon dos. Le patron m’a regardée sévèrement et j’ai murmuré un « C’est temporaire ». Temporaire jusqu’à ce que je trouve une solution. Mais laquelle ? A qui pouvais-je la confier ? Je n’avais plus de famille depuis longtemps et pas d’argent pour payer une nounou.
Les clients, ça les faisait sourire, de voir la petite qui pleurait toutes les larmes de son corps, c’était normal, pour un bébé. Ils la regardaient avec attendrissement en poussant de stupides « gouzi-gouzi » destinés à la calmer et peut-être même à la faire rire. Marisol se taisait alors brusquement et les observait gravement, ses grands yeux bleus les dévorant littéralement. Les clients se redressaient lentement en murmurant un « charmant enfant » avant de partir sans demander leur reste, ni leur monnaie.
Marisol faisait peur. Non pas qu’elle était laide, mais elle donnait l’impression de porter le poids du monde sur ses frêles épaules. Qu’aurait-elle dit si elle avait su parler ? Peut-être aurait-elle gardé un silence obstiné comme moi, adolescente, je l’avais fait, ou aurait-elle crié sa rage ? A l’âge où les enfants font des risettes tout en tenant un hochet, Marisol pleurait à remplir un océan. Quelle en était la raison ? La faim, la tristesse, la colère ou les trois à la fois ?
Je n’en pouvais plus de ces pleurs incessants. Il lui fallait à boire. Je me sentais coupable de ne pas être une bonne mère, d’être incapable de lui donner ce dont elle avait besoin. Alors, j’ai commencé à voler. Quand le magasin était désert, j’allais prendre une boîte de lait en poudre que je cachais soigneusement jusqu’à mon retour à la maison. Et ma petite Marisol buvait, buvait, buvait jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus, puis recommençait à pleurer. Encore et toujours.
J’ai tenu comme ça pendant quelques temps. Jusqu’à ce que le gérant du magasin remarque mon petit manège et me foute à la porte aussi sec. Deux mois plus tard, la supérette a fermé : faillite.
Je me suis retrouvée sans boulot, avec un enfant sur les bras. Je ne savais plus quoi faire. Le CPAS m’a aidée, bien entendu, mais c’est si peu. Je suis allée manger avec les sans-abris. Entre les bruits de conversations et de couverts, on entendait Marisol pleurer. Toute son énergie passait dans cet appel long et déchirant. Elle ne s’endormait que d’épuisement, et je m’endormais avec elle.
Un jour, j’ai rencontré quelqu’un. Il avait un emploi stable, et on a rapidement emménagé ensemble. Lui parce qu’il ne voulait plus être seul, moi par nécessité.
Au début, tout allait bien. Nous avions de quoi nous nourrir, je m’occupais de la maison. Il revenait tard le soir. Il sentait toujours un peu l’alcool, mais je ne disais rien. C’était lui qui ramenait l’argent, je ne faisais que vivre à ses crochets.
Un mois est passé, un deuxième. Marisol pleurait un peu moins, mon copain buvait un peu plus. Il a commencé à m’insulter quand il rentrait. Je lui disais « T’as trop bu, va te coucher » et il me répondait que non, il était parfaitement lucide et que je n’étais qu’une traînée, oui, une traînée. Il m’a battue, mais j’ai tenu bon. Je le devais, pour Marisol.
Le jour où il m’a cassé le bras, je suis partie avec elle.
J’ai dégotté un logement de misère, je m’y suis installée. Et Marisol a recommencé à pleurer. Pleurer à n’en plus finir, pleurer à se dessécher, à se vider, à en mourir. Je lui chuchotais des « Arrête, je t’en prie, arrête, arrête… » mais elle n’arrêtait pas. Je me suis souvent demandé comment autant de bruit pouvait sortir d’un si petit corps. Où trouvait-elle la force d’exprimer son mal-être ? Moi, j’étais vannée. Je me battais, je luttais chaque jour, j’allais même parfois faire la manche pour ramener un peu d’argent, mais les placards de l’appartement restaient désespérément vides.
Les voisins se sont rapidement plaints du tapage que faisait la petite. Gentiment, au début.
-Un bébé, ce n’est pas facile, n’est-ce pas ? Essayez de la calmer un peu, c’est d’accord ?
Puis de plus en plus agressivement.
-Mais faites-la taire !
Et au final : expulsion. Je n’avais plus de travail, plus de logement, je n’avais plus rien. Enfin, si, il me restait Marisol. J’avais tout perdu à cause d’elle, mais je n’arrivais pas à la détester. Elle était encore si fragile… Elle n’avait pas voulu ça, c’est sûr. Comment aurait-elle pu, à cet âge-là ? Elle voulait seulement vivre. Et ce vœu-là, ce simple vœu que tout le monde prononce inconsciemment à sa naissance, celui-là, je n’arrivais même pas à l’exaucer. Je me suis donc retrouvée à la rue, Marisol emmitouflée dans trois écharpes. Et elle pleurait. Encore et toujours. Sa vie n’était qu’un long pleur incessant. Il résonnait contre les pavés, les bâtiments, se répercutait contre les murs.
Alors, un jour, je n’ai plus pu. J’ai crié, crié. C’était plus qu’un appel au silence, c’était un cri refoulé depuis trop longtemps, le cri d’une vie ratée, d’une vie foutue. Le cri d’un désespoir intériorisé depuis des mois.
-Mais tais-toi, TAIS-TOI !
Je secouais Marisol, il fallait qu’elle arrête de pleurer. Je devais dormir, récupérer. Mes oreilles n’en pouvaient plus de bourdonner de ses plaintes, je voulais juste le calme. Un peu de silence dans un monde en perpétuelle ébullition.
Et Marisol s’est tue. Brusquement. Une dernière larme a coulé sur sa joue avant de s’éteindre au coin de ses lèvres. Ses yeux se sont fermés.
J’ai poussé un soupir de soulagement : elle s’était endormie. Avant de me rendre compte que c’était impossible : passer des pleurs au sommeil en si peu de temps ? Avec moi qui criais de toutes mes forces ?
-Marisol ! Ouvre les yeux, ma chérie, allez, fais plaisir à maman…
Mais Marisol ne bougeait plus. Sa poitrine ne se soulevait plus. La vie l’avait quittée.
-Marisol ! Marisol ! Je t’en prie…
Je serrais le corps sans vie de ma fille contre mon cœur. Et pendant ce temps-là, les gens passaient à côté de moi sans faire attention. Ils consultaient leur montre tandis que pour moi, le temps s’était arrêté. Comme un grain de sable soudain en équilibre dans l’air de son sablier, qui flotte un instant, mais qui finit par tomber : Marisol n’était plus.
Elle ne verrait plus jamais le soleil se lever, ne sentirait plus jamais le vent sur ses joues rosies de froid. Elle ne ferait jamais ses premiers pas, ne prononcerait jamais ses premiers mots. Elle ne sourirait jamais de fierté en m’apportant son bulletin scolaire, ne me parlerait jamais de garçons, ne ferait jamais les grandes études que je n’avais pas faites, n’aurait jamais une famille unie.
Marisol aurait à jamais trois mois.
Je me balançais d’avant en arrière en serrant son corps frêle, en chuchotant des berceuses qu’elle entendait peut-être de là-haut, en murmurant des excuses et en pleurant sa mort.
Et pendant ce temps-là, les gens passaient. Sans me voir.
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